Deux anciens dirigeants de la Banque d’Angleterre ont écrit chacun un livre. L’objectif : discuter l’autonomie prise par l’économie (et donc les marchés) et s’interroger sur la nécessité de la repositionner à l’intérieur du vaste et complexe environnement politique et social et donc en portant une attention toute particulière à tout l’écheveau des interactions. La démarche, qui allait de soi dans la pensée européenne jusqu’au XVIIIème siècle (retrouver le « vrai » Adam Smith !) trouve un écho dans la politique économique que l’Administration Biden cherche à mettre en place : renforcer la croissance et s’assurer que ses fruits bénéficient au plus grand nombre et pas aux « puissants ».
Commençons par prendre un peu de recul. Le magazine anglais The Economist, dans son édition du week-end dernier, exprime un certain étonnement face au thème couvert par deux anciens dirigeants de la Banque d’Angleterre, dans les livres qu’ils viennent de respectivement publier. Le titre de celui de Mark Carney, qui fût gouverneur de 2013 à 2020, est « Valeur(s) » et celui de Minouche Shafik, qui était une de ses adjointes, est « Ce Que Nous-Nous Devons Les Uns Les Autres ».
Selon le magazine, la thèse présentée par Carney est la suivante : à l’intérieur des économies de marché, obsédées par le profit, la recherche de l’intérêt personnel rejette les autres motivations, faisant du monde un endroit à la fois plus égoïste et potentiellement moins résistant et moins prospère. En écho à ce constat amer, Shafik s’intéresse au « contrat social », pour observer que les changements, intervenus dans l’économie internationale, ont affaibli les institutions en charge d’assurer qu’un niveau raisonnable de justice continue de prévaloir. Et l’ancien gouverneur de se replonger dans la « Théorie des Sentiments Moraux » d’Adam Smith, publiée en 1759, soit dix-sept ans avant la sortie de la « Richesses des Nations ». L’ambition du penseur écossais, très inspiré de culture française, n’est pas d’autonomiser l’économie, mais bien plus de lui trouver une place au sein de ce qu’on pourrait appeler les sciences politiques et morales. A ce titre le marché est une institution qui ne peut s’émanciper des fondations sociales (les traditions, les pratiques, la culture et les mécanismes de confiance) du lieu et du moment.
Faisons trois remarques à ce niveau. D’abord et bien sûr que la pensée politique européenne du XVIIIème siècle est une matrice essentielle dans la compréhension des mécanismes sociaux et de la place de l’économie en leur sein. Il n’empêche que nos auteurs auraient pu plonger plus profondément dans l’histoire de la pensée. Les réflexions des ordres mendiants au Moyen-Age sur l’équilibre entre société, économie et religion sont à la fois captivantes et éclairantes. Ensuite, pour revenir à Adam Smith, comment ne pas remarquer que des anciens policymakers du monde anglo-saxon, bien introduits dans les sphères de réflexion et de décision, modifient le regard porté sur notre auteur écossais : moins l’économiste et davantage le philosophe/politiste ? Enfin, et dans le sillage de ce deuxième point, il faut, au moins je crois, prendre la portée de cette translation intellectuelle. L’économie, et avec elle la « science » des marchés, doit être remise à sa place : à l’intérieur du vaste et complexe environnement politique et social et donc en portant une attention toute particulière à tout l’écheveau des interactions. Pour paraphraser Edmond Malinvaud, grande figure française de la science économique, qui pointait ces « modèles abstraits pour des économies imaginaires », si la réflexion dans l’univers de langue anglaise, avec toute l’influence qu’elle a sur les marchés, se met à « élargir ses horizons », ce qui est assurément un début d’évolution heureuse, alors à chaque investisseur de modifier son logiciel personnel et de reconnaître la nécessité de s’intéresser à l’« au-delà » ou à l’« à-côté » de l’économie.
Revenons donc à cet « écume des choses », qui fait le quotidien des marchés de capitaux. Il y a évidemment l’attente de cette franche accélération de la croissance économique. C’est pour le trimestre prochain ! Mais avec cette impression que l’Europe continentale sera un peu en retard au rendez-vous, couple épidémie – vaccination oblige. Et puis il y a la politique économique américaine, avec un levier budgétaire extraordinairement sollicité, au moins est-ce la lecture dominante chez les investisseurs, et une inertie monétaire qui interpelle cette même communauté.
Avant d’être à nouveau étonné par l’activisme budgétaire (un plan d’infrastructures qui pourrait se monter à 30 000 milliards d’USD et une « douloureuse » qu’il faudra bien payer et qui prendrait la forme d’une augmentation d’impôts pour certaines catégories de contribuables), insistons sur la logique politico-sociale qui prévaut dans l’Administration Biden.
Le point de départ est simple et peu contestable : depuis plusieurs décennies le sort de l’essentiel de la population ne s’est pas vraiment amélioré. Celle-ci a sans doute retenue de la période la stagnation du pouvoir d’achat, la chute du rôle des syndicats et des avantages qui allaient avec, une moindre protection sociale et une envolée du coût de l’éducation, principalement dans le supérieur. Pour beaucoup de gens, la valorisation des portefeuilles immobilier et financier ne vient pas compenser cette triple dynamique.
Joe Biden et ses équipes considèrent sans doute qu’ils bénéficient d’une double « fenêtre de tir » : une majorité au Congrès jusqu’à début 2023 et pas de remontée du taux directeur de la banque centrale avant 2024. Il faut en profiter ! Pourquoi faire ? Trois choses.
- Premièrement, on l’a dit, lancer un plan d’investissement dans les technologies « vertes » et digitales et aussi dans l’éducation ; la productivité des Etats-Unis en serait dynamisée et, dans le sillage, la croissance économique aussi ;
- Deuxièmement, favoriser la hausse des revenus du travail, en utilisant les deux curseurs que sont le salaire minimum et la baisse du taux de chômage ;
- Troisièmement, lutter contre les oligopoles, qui nuisent à la concurrence et par-delà à la croissance économique et rendre la fiscalité progressive (en augmentant la pression sur les revenus les plus élevés).
Apportons deux précisions pour finir sur ce dernier point. D’abord, le FMI considère que la concentration s’accroît avec la crise épidémique. Des producteurs disparaissent et certains de leurs concurrents, souvent les plus gros, s’emparent de leurs parts de marché. Le signal en termes de croissance n’est à priori pas le bon.
Ensuite, les augmentations d’impôts sont bien « dans le tuyau ». Des chiffres circulent. L’ordre de grandeur est très large à aujourd’hui : sur dix ans d’environ 1100 milliards de dollars à 3300 milliards. Je vous propose ici la version du Tax Foundation, organisme plutôt conservateur fiscalement, en faveur de comptes publics gérés prudemment et qui préfère le retour à l’équilibre plus par la baisse des dépenses que par la hausse des prélèvements. Sans doute craignent-ils que l’Administration Biden « ait la main lourde ». D’où peut-être l’initiative de « sonner le tocsin » en évoquant de « gros chiffres ».
Source : La Banque Postale Asset Management par Hervé GOULLETQUER