Face à une situation à la fois complexe et inattendue, la recherche de références est une attitude normale ; en fait sage. Et les années 20 du siècle dernier d’être alors extraites des manuels d’histoire. On sent Hic et Nunc l’envie d’en retenir les aspects favorables (des progrès techniques qui se diffusent et des marchés boursiers bien orientés). Il ne faudrait cependant pas oublier les dimensions plus négatives : des déséquilibres importants (économiques, monétaires, financiers, politiques et internationaux) pas assez bien gérés et qui ont conduit à une crise majeure.
N’y a-t-il pas ici une invite à ne pas retomber dans le travers classique d’un excès d’optimisme au sortir d’une période de retournement économique ? Créer les conditions d’une reprise à la fois vigoureuse, durable et transformatrice apparaît comme la bonne attitude à avoir. Un peu ce qu’on observe aux Etats-Unis sous la double houlette de l’Administration Biden et de la Fed de Powell. Garder le cap Messieurs !
L’attitude est à la fois classique et justifiée : face à un évènement exceptionnel et dont les implications ne sont pas faciles à saisir, on se met à rouvrir le grand livre de l’histoire du monde pour y trouver des références, à même d’aider à comprendre et de tenter de mieux baliser la route devant. La référence historique, à la mode aujourd’hui et dans le sillage d’un raisonnement par analogie, est les années folles (les années 20, soit peu ou prou la décennie qui a suivi la fin de la première guerre mondiale). Bien sûr elle étonne un peu. 2,8 millions de morts au niveau mondial à aujourd’hui du fait de la COVID 19, contre 18,6 millions pour la guerre de 14, nombre auquel il faut ajouter les 20 à 100 millions de décès à cause de la grippe espagnole. Sans parler des pertes économiques ; rien qu’en France le coût de la reconstruction peut être estimé à l’équivalent de la moitié du PIB du pays de 1920.
Le parallèle essentiel tient à l’« envie de vivre » qui a caractérisé la société d’il y a 100 ans et qu’on pourrait retrouver aujourd’hui ; c’est du moins le pari que beaucoup font. La consommation repartirait à un rythme enlevé. Pour cela, il est nécessaire que les ménages, au-delà de leurs désirs, considèrent que les conditions nécessaires à cela soient réunies : une économie qui va bien marcher et ceci de façon durable, une confiance qui remonte pour se maintenir à un niveau élevé d’une façon un tant soit peu pérenne et un arbitrage en faveur de la dépense par rapport à l’épargne financière.
Pour que ce « cercle vertueux » s’enclenche, deux enchainements, qui plus est visibles dans les années 20 du siècle dernier, sont sans doute nécessaires. D’abord des progrès technologiques qui participent d’une nouvelle offre de produits, de gains de productivité plus marqués et in fine d’une croissance potentielle plus élevée. Ensuite, une bonne orientation de marchés financiers, qui permet la constitution d’effets-richesse venant renforcer le dynamisme de la demande de biens et services.
Ces éléments favorables ne doivent pas faire oublier l’enjeu majeur que fût la quête de stabilisation économique. La guerre a eu un coût financier important, avec des dettes publiques élevées (180 points de PIB en France) et en partie monétisées (la masse monétaire a été multipliée par 4 en Allemagne). Sans oublier, car il s’agit de l’essentiel, un capital physique et humain à reconstituer ; on en a parlé. Le tout dans un triple contexte d’instabilité politique (domestique et internationale), de redécoupage des frontières qui modifient la taille des marchés intérieurs et de mise en place d’un système de transferts financiers internationaux, articulé autour des réparations et du remboursement de la dette de guerre. L’inflation (l’hyperinflation allemande), l’instabilité monétaire et la contraction des échanges internationaux participent d’un désordre économique qui favorisa le déclenchement de la Grande dépression.
On le voit ; la médaille des « années 20 » a deux côtés : pile, créateur de plus de croissance économique et face, annonciateur de déséquilibres qui mèneront à une crise majeure. La transposition à aujourd’hui pourrait peut-être prendre l’une ou l’autre des formes suivantes : soit la combinaison favorable d’une digitalisation réussie de l’économie, de la montée en puissance des infrastructures « vertes » et d’une politique monétaire en soutien (au moins indirect) des marchés de capitaux, soit une incapacité à assurer la stabilité financière et la transition environnementale tout en assurant un niveau suffisant de croissance économique. Peut-on imaginer, un peu comme ce fût vécu il y a cent ans, que l’échec que représente cette deuxième forme entraine dans sa chute la première ?
L’Histoire n’est jamais écrite. Mais on le ressent ; ne s’accrocher qu’au scénario favorable tient du parti pris. Ne pêchons pas par excès d’optimisme. Soyons plutôt conscience des enjeux du moment et avançons sur les réponses à apporter. C’est ainsi qu’on se donne le plus de chances de réussir. Au moins deux vérités ne doivent pas être oubliées. D’abord, le choc en relation avec l’épidémie est important et on ne sait pas très bien le temps qui sera nécessaire à la résorption de l’essentiel de ses conséquences (économiques, politiques, internationales, psychologiques, …). Ensuite, il faut se rappeler qu’au cours des quelques dernières décennies les prévisions ont été constamment marquées d’un biais optimiste. Plus particulièrement, les reprises, suite aux récessions subies, et ceci quelle que soit leur origine, ont été plus modestes qu’attendues et il a fallu accepter le diagnostic d’un potentiel de croissance qui avait baissé.
Face à ce double constat, la politique économique, suivie actuellement aux Etats-Unis, semble être la bonne. Elle s’appuie sur une idée d’Arthur Okun qui date de 1973, reprise plus récemment par Janet Yellen (en 2016, alors qu’elle préside la Fed) : la High Pressure Economy. Cela serait la meilleure ligne à tenir, pour effacer les séquelles de la crise sanitaire et réussir à réinscrire la Société américaine sur une trajectoire de progrès partagés Pour ce faire, il faut enrayer la dynamique délétère, qui conduit à une moindre croissance potentielle, par des mesures qui visent à une demande plus forte et, par-delà, à un marché du travail plus tendu. C’est sur ce socle économique « consolidé », que les problèmes sociaux du pays pourront être « adressés ». Sans oublier la nécessité de réduire les tensions internationales. En la matière la leçon des « années 20 » ne doit pas être oubliée : refuser pour un acteur majeur de s’engager activement dans les affaires d’un monde déstabilisé revient à s’exposer au double risque que la situation d’ensemble de dégrade et que celle-ci finisse par vous impacter.
Peut-on synthétiser en peu de mots la leçon pour aujourd’hui à tirer des « années 20 » ? Peut-être simplement en disant que le désir de « tourner la page » ne suffit pas à assurer le retour à une prospérité durable ; et ceci même si les conditions, technologiques et de marché financier suggèrent que l’économie a des raisons de bien se comporter. Il est de ces poussières sociétales qu’on ne peut pas « cacher sous le tapis » ; sauf à s’exposer à beaucoup de désillusions.
Source : La Banque Postale Asset Management par Hervé Goulletquer, stratégiste à LBP AM